Les effets sociaux du lycée Blanquer se prolongent année après année. Le « choc des savoirs » promis pour la rentrée 2024 au collège est parfaitement cohérent avec une politique qui, depuis 2017, accentue les inégalités sociales dans l’éducation nationale.
Les données du Ministère permettent d’observer l’évolution des choix de spécialité et de combinaisons de la rentrée 2020 à la rentrée 2023. Si quelques changements mineurs, marginaux, peuvent s’observer ici ou là, force est de constater que les inégalités de parcours constatées dès la mise en œuvre de la réforme se sont stabilisées, et ne sont pas remises en cause « avec le temps ». Alors que la Ministre Nicole Belloubet prétend dans tous les médias refuser le « tri social » au collège avec les groupes de niveaux – sans convaincre personne – son refus de remettre en cause le lycée Blanquer est tout aussi significatif.
Classes sociales et choix de spécialités
L’origine sociale des élèves fait toujours des différences importantes dans les choix de spécialité, et dans leurs combinaisons.
En Première générale
Les différentes spécialités ne sont pas également choisies par les élèves d’origines sociales différentes. Les élèves de la catégorie « très favorisée » sont par exemple nettement sur-représenté·es en Mathématiques ou en Physique-Chimie, et sous-représenté·es en HLP (Humanités, littérature et philosophie) ou en LLCA (Littératures et langues et cultures de l’Antiquité). Le plus frappant est surtout que cette inégale présence des élèves très favorisé·es dans les différentes spécialités n’a pas radicalement évolué entre les rentrées 2020 et 2023 : les spécialités marquées par une sur-représentation en 2020 le sont toujours en 2023, de même pour celles qui étaient marquées par une sous-représentation de ces élèves en 2020 (document 1).
Sans surprise, on retrouve des déséquilibres similaires, mais presque symétriques dans l’ordre les spécialités concernées, pour les élèves d’origine sociale « défavorisée » (document 2). Ici encore, à trois exceptions près (sur 17 spécialités), les déséquilibres de 2020 sont toujours présents en 2023.
Ce qui est vrai des spécialités séparées le reste quand on s’intéresse aux « triplettes » choisies par les élèves. Certaines triplettes voient une sur-représentation des élèves très favorisé·es dans leurs effectifs : on remarque que ces 9 combinaisons contiennent toutes des Mathématiques, et que 6 d’entre elles incluent la Physique-Chimie. On voit cependant que la triplette globalement la plus fréquente en 1ère (Maths / Physique-Chimie / SVT) n’est pas la plus « favorisée » dans sa composition, sans doute du fait de sa fréquence : c’est la triplette Maths / Physique-Chimie / HGGSP qui est marquée par la plus forte sur-représentation d’élèves de classes supérieures, suivie par Maths / Physique-Chimie / Sciences économiques et sociales (SES) (peut-être un choix de « bons » élèves qui hésitent entre écoles d’ingénieurs, écoles de commerce et Sciences Po ?). D’autres triplettes sont au contraire assez nettement délaissées par les élèves très favorisé·es. Et là encore, les déséquilibres de 2020 sont toujours présents en 2023, sans évolution radicale (document 3).
Là encore de manière assez symétrique, on peut faire des observations similaires pour les élèves défavorisé·es : les choix ne sont clairement pas indépendants de l’origine sociale, et les déséquilibres de 2020 ne sont pas remis en cause à la dernière rentrée (document 4).
Le passage en Terminale
Il serait simple, mais fastidieux, de faire la même démonstration pour la classe de Terminale : en réalité, les mécanismes sociaux qui produisent les inégalités sociales à l’école n’ont aucune raison solide de disparaître ou de s’inverser pendant l’été qui sépare les deux classes dans le cursus des élèves. On n’entrera donc pas dans les mêmes détails, mais on pointera un élément important, bien que peu explicité jusqu’ici.
Quand on compare la sur- ou sous-représentation des élèves d’origines sociales différentes dans les spécialités entre les classes de 1ère et de Terminale, on voit que les écarts se creusent assez nettement. Le document 5 fait apparaître trois grands groupes de spécialités :
- En Maths et en Physique-Chimie, la sur-représentation des élèves très favorisé·es visible en Première (rentrée 2022) s’accentue quand les élèves passent en Terminale (rentrée 2023).
- Dans toutes les spécialités marquées par une sous-représentation de ces élèves en Première, cette sous-représentation s’accentue à l’arrivée en Terminale.
- Deux spécialités étaient marquées par une sur-représentation des élèves très favorisé·es en Première, mais changent de situation en Terminale (Numérique et Sciences informatiques – NSI et Sciences de l’ingénieur – SI).
Autrement dit, si les déséquilibres étaient déjà nets en Première, ils se radicalisent lors du passage en Terminale, et les élèves très favorisé·es y concentrent encore plus leurs choix sur Maths et Physique-Chimie qu’en Première.
Le SNES-FSU l’avait montré dès la mise en œuvre de la réforme, et les années qui passent ne viennent pas invalider ce fait massif : la réforme Blanquer, mise en œuvre à partir de 2019 n’a en rien réglé un des problèmes majeurs du lycée, à savoir les inégalités sociales de parcours scolaire. Plus précisément, la réforme semble favoriser un tri social précoce par l’anticipation des choix d’enseignement supérieur, comme le montrent les combinaisons socialement très inégalitaires dès la classe de Première.
Genre et choix de spécialités
L’enjeu est plus connu et est arrivé à l’agenda médiatique et politique depuis plusieurs années – sans pour autant que les problèmes ne soient réglés par les quelques mesures prises récemment. Le genre fait de très fortes différences dans les choix de spécialités et de combinaisons, les inégalités qui avaient été réduites au fil du temps dans le cadre des séries ont brutalement resurgi avec la réforme. C’est donc bien la restructuration du lycée par la réforme Blanquer qui est responsable de ce retour d’inégalités très fortes.
Filles, garçons, et mathématiques
C’est le cas le plus connu : la réforme a produit des écarts très importants entre filles et garçons dans le choix de parcours incluant des maths – écarts bien plus élevés que dans le lycée en séries. Cet écart est visible dès la classe de 1ère : si à peine plus de la moitié des filles prend la spécialité maths, c’est le cas de 3/4 des garçons (document 6). Et si la proportion de filles qui fait ce choix augmente légèrement depuis 2020, la part des garçons augmente plus fortement, ce qui « masculinise » encore plus la composition de cette spécialité (document 7).
Quand on regarde la situation en Terminale en la comparant à ce qui prévalait avant la réforme, la rupture apparaît brutalement (document 8). Avant la réforme, 61,4 % des filles suivaient au moins 5h de maths par semaine en Terminale (en série S, ou en série ES avec la spécialité maths). A la dernière rentrée, seuls 32,7 % des filles de Terminale sont dans ce cas : la réforme a divisé le chiffre quasiment par deux. La part des filles dans les parcours les plus « mathématisés » a elle aussi fortement chuté (document 9).
Filles, garçons et « humanités »
Les débats autour des inégalités de genre au lycée ont cependant, comme souvent, l’inconvénient d’être inconsciemment orientés par un double implicite : en réalité, les filles ne sont pas les seules à subir des déterminations de genre, et les mathématiques ne sont pas la seule discipline à être marquée par des stéréotypes de genre.
Le choix d’un parcours « coloré » par les « humanités » est lui aussi marqué par des déterminismes de genre, et les garçons se tiennent depuis longtemps à l’écart de ces disciplines et parcours perçus comme « féminins ». Mais là encore, la comparaison entre le lycée en séries et le lycée en « spécialités » montre que la réforme semble avoir radicalisé les mécanismes de genre : si, avant la réforme, environ 7 % des garçons suivaient un enseignement renforcé de Lettres et de Philosophie en Terminale (via la série L), ce n’est plus le cas que de 4 % des garçons à la dernière rentrée (via la spécialité HLP) – document 10.
Dans le cas des inégalités de genre, la réforme du lycée ne s’est donc pas contentée de ne « rien régler » : elle a aggravé brutalement les problèmes (qui commençaient parfois à être réglés dans le cadre des séries).