Quel travail demande-t-on aux professeur·es convoqué·es pour corriger les épreuves communes du contrôle continu du nouveau baccalauréat ? En quoi la dématérialisation et la correction locale sont-ils des outils au service du néomanagement, c’est à dire des instruments de dépossession et de contrôle des personnels ?

Le Ministère entretient la confusion entre évaluation formative et certificative

Les E3C ont toutes les caractéristiques d’une évaluation sommative et certificative (lire ici la plaquette du Ministère sur l’organisation des épreuves). Elles comptent (même peu) dans l’obtention d’un diplôme, l’anonymat des candidats et des correcteurs est censé être garanti par la dématérialisation, les sujets issus d’une banque nationale de sujets, selon le Ministère, préservent le caractère national de l’examen, les commissions académiques d’harmonisation doivent éviter de trop grandes distorsions entre la manière de noter d’un établissement à l’autre. Dans le discours officiel, on fait semblant de croire qu’il s’agit de la même chose que les procédures d’entente et d’harmonisation organisées pour des sujets et épreuves nationales.
Dans le même temps, la hiérarchie martèle qu’il s’agit aussi d’une évaluation formative. On peut comprendre l’objectif politique de cette posture : il s’agit de justifier le maintien coûte que coûte des E3C dans des conditions qui ne sont pas du tout celle de l’examen national du baccalauréat, en leur trouvant un intérêt pédagogique pour les élèves. Ceci alors même que l’organisation de ces partiels ne répond pas non plus aux promesses de simplification et de « bac remusclé » du Ministre.
Il ne faudrait pas négliger une autre raison pour laquelle le Ministère tient à son idée de faire des E3C des évaluations formatives, contre toute évidence : il s’agit pour lui de domestiquer le travail des enseignant·es dans sa dimension évaluative, de se l’approprier, d’en détourner le sens, ce qui finit par en faire perdre sens aussi aux premiers concernés, les enseignant·es.

L’injonction à faire un travail de mauvaise qualité

Telle que le Ministère fait en sorte de l’organiser, la correction des E3C percute plusieurs de nos critères de qualité au travail.
Nous avons perdu la main sur la conception des situations d’évaluation, un comble pour ce qui est censé être formatif : nous l’acceptions pour des épreuves certificatives (épreuves terminales nationales du baccalauréat), car nous avions (plus ou moins) confiance dans le processus d’élaboration des sujets qui comportait beaucoup de filtres pour assurer qualité et confidentialité. Les épreuves de langues vivantes en cours d’année (ECA) présentaient en la matière un contre-modèle, source de tensions et d’épuisement professionnel depuis plusieurs années.
Avec les E3C, alors que cela ne devrait jamais arriver en situation d’évaluation formative, nous pouvons être amenés à corriger un sujet non adapté aux élèves, aux circonstances, aux objectifs d’apprentissages à ce moment là de l’année.
L’anonymat des copies, nécessaire dans une perspective certificative, rend inopérante une réelle évaluation formative. En effet, dans les évaluations formatives au cours de l’année il est toujours tenu compte de la progression de l’élève. On peut porter comme appréciations : « Du mieux » « En progrès » « Vous progressez sur l’analyse des documents » Cela nécessite connaissance de l’élève et de son travail.
Les E3C placent donc les correcteurs et correctrices devant une injonction paradoxale : faire une évaluation formative sans avoir les moyens d’une évaluation formative, avec presque toutes les caractéristiques d’une évaluation certificative, mais de mauvaise qualité, non fiable !
Ce paradoxe est renforcé par l’impossibilité (ou la difficulté ?) pour l’enseignant·e qui fait cours à la classe d’avoir accès aux copies numériques corrigées par ses collègues.
Ainsi s’expliquent les dilemmes professionnels pendant la correction : devons-nous corriger vraiment comme une épreuve de bacccalauréat ? Ou devons-nous aider les élèves à progresser, comme pour un devoir sur table ? Où mettre le curseur de l’exigence ? Qu’est-ce qui va aider un élève que nous ne connaissons pas ? que nous n’avons pas en classe ?

Numérisation, contrôle… et automatisation ?

En psychologie du travail, on dit qu’une activité est « adressée ». Quand les enseignant·es corrigent les copies des épreuves terminales nationales du baccalauréat, ils tiennent plus ou moins compte du fait que leurs copies peuvent être relues par des collègues du jury, des IPR (inspecteurs de leur discipline) et dans de rares cas des parents ou élèves contestant leur note. Ainsi, dans plus de 90% des cas le travail d’évaluation certificative ne peut être exposé qu’à d’autres professionnels, bien informés des critères de qualité propres à leur métier.
Avec la correction numérique des E3C, les professionnels se retrouvent dans le cas où le résultat de leur activité issue d’une injonction paradoxale sera plus largement adressée. Tous les élèves et les parents auront accès à la correction, mais aussi les chefs d’établissement.
Vu les habitudes actuelles, la correction pourra même être plus largement diffusée, pour ne pas dire exposée sur la place publique des réseaux sociaux et ouverte à des commentaires.
En résumé, la correction des épreuves terminales nationales du baccalauréat est un travail avec des prescriptions qui déjà peuvent poser problème, mais restent cantonnées à un objectif unique (une évaluation certificative) et réservé à une audience de professionnel·les. La correction des E3C est un travail avec des objectifs paradoxaux et donc des injonctions paradoxales, qui va créer des dilemmes et de l’insatisfaction professionnelle et qui sera plus largement exposé.
Mais cela n’est qu’une étape vers une dépossession totale de l’acte d’évaluer, puisque Jean-Michel Blanquer ne cache pas sa volonté de parvenir à automatiser la correction (la correction est « plus automatisée et plus objectivée » dit-il lors de la séance des questions au gouvernement le mardi 4 février à l’Assemblée nationale), soit disant pour en « libérer » les enseignant·es, et pour la rendre plus efficace et objective.
Des professionnel·les qui perdent le sens de leur activité ne peuvent pas faire progresser les élèves. Autant les remplacer par des écrans et des applis. La boucle est bouclée.

Survie du correcteur et de la correctrice en milieu hostile

Les stratégies de sauvegarde individuelles sont le réflexe de trop de collègues. Il existe aussi des résistances qui relèvent moins de la protection mais davantage de la créativité et du pouvoir d’agir. Le « guide de survie » (lire ici) élaboré par la section académique de Reims pour la rentrée 2019 contient quatre pistes qui s’appliquent parfaitement à la correction des E3C :
- faire vivre un collectif de professionnel·les, en partageant les questions que pose cette tâche, en décidant ensemble des réponses à apporter (face à une copie numérisée illisible, face à l’injonction d’annoter la copie de manière formative, face à l’absence de corrigé, etc) ;
- reprendre son temps, et continuer de faire un travail auquel on donne un sens et dont on peut tirer satisfaction : il convient de ne pas faire passer la correction des E3C avant les autres tâches dont nous estimons qu’elles sont plus formatrices, plus nécessaires aux élèves (préparations de cours, vraies évaluations formatives…) ;
- maîtriser les critères de qualité de son travail de correction. Puisqu’il a été démontré que ces évaluations ne sont que faussement formatives, l’annotation des copies devrait être réduite à son minimum. On peut envisager en outre de se mettre d’accord pour écrire dans chaque copie une remarque expliquant que l’élève n’a pas eu le temps ni les conditions nécessaires pour répondre aux exigences de l’épreuve. Les correcteurs et correctrices ne sauraient donc noter qu’avec beaucoup de bienveillance !
Afin de déjouer en partie la surveillance permise par la dématérialisation (lire notre article sur la question des données personnelles recueillies), il faudrait éviter de saisir notes et appréciations au fur et à mesure de la lecture des copies, et attendre plutôt la date limite fixée pour cela. Beaucoup d’établissements ayant décidé d’un report de cette date limite au retour des vacances d’hiver, ne pas hésiter à demander la même chose. Enfin le Snes-FSU recommande de porter sur le registre santé et sécurité au travail (lire ici) du lycée les éléments qui mettent en danger la santé des personnels corrigeant les E3C : pénibilité accrue à cause du travail sur écran, de la surcharge de travail, mais aussi risques psycho-sociaux. Pour mémoire, le 1er avril 2019, après avoir longuement exposé les effets des réformes du baccalauréat et du lycée en matière de risques psychosociaux, le Snes-FSU a fait adopter les deux avis suivants au Comité Hygiène Sécurité et Conditions de Travail national :
- Avis n°1 : le CHSCTMEN a déjà alerté à plusieurs reprises et demandé à être consulté en amont des réformes du lycée général et du baccalauréat. Le CHSCTMEN demande qu’une véritable prévention primaire soit mise en œuvre avant toute réforme.
– Avis n°2 : au vu de l’exposé présenté ce jour en séance plénière de l’instance, le CHSCTMEN constate que les réformes du lycée général et du baccalauréat entraînent déjà une augmentation considérable des risques psychosociaux. En conséquence, le CHSCTM demande l’abandon de cette réforme.